Nemo Lowkat

Capteur d'images fixes ou mobiles.
Voyageur et collectionneur
de fragments écrits ou visuels.
Alchimiste du collage.
Contribue à la mémoire du monde
tout en restant son perpétuel instrument.





Une enfance entre deux guerres
Fin des années 20.
Il écoute son chat
- l'étrange professeur Jules -
lire les Voyages Extraordinaires.
Un monde utopique se déploie
dans son imaginaire.


Découvre le monde
en parcourant
les encyclopédies
et les mappemondes.



Contemple une gravure
de l'allée des Ming en Chine
et s'imagine l'arpenter plus tard.



Cette gravure l'intrigue :
est-ce un authentique éléphant
ou la statue d'un éléphant ?
Le problème de la représentation
se pose à lui. Sa vocation
d'explorateur est née.


Il se rend dans le zoo, près de chez lui.
Ses premières images d'explorateur
sont celles d'un authentique éléphant
imitant quelques pas de tango.





Hong-Kong
Ainsi va Nemo à travers le monde.
Aussi léger qu'une plume.
Multipliant les mouvements
pour s'arracher à la pesanteur
et entrevoir le rêve commun
de tous les hommes.



Hong-Kong est imprenable en photo.
Il faut attendre que la nuit absorbe
ce décor surchargé de panneaux
pour voler un visage ou un air de fête
dans les petites lueurs.




Se refuse à saisir l'image
de ce mendiant assoupi
exhibant une tumeur.
S'abstient par honte
d'un voyeurisme facile
et se contente de lui donner
quelques pièces.



Le suit plus tard
pour savoir ce qu'il va en faire...



... et découvre qu'il s'achète
une place pour mater un film érotique.





Japon
Aube sur la ville des hommes chats.
Routes suspendues. Galeries souterraines.
Et ce poste de télé allumé, sans image,
faisant office
de vieille lanterne
pour un écrivain public.


Cimetière pour chats.
Image furtive d'un félin.
Peut-être un fantôme
qui va épier
le cimetière des Hommes
situé à côté.



En périphérie,
Nemo parvient à prendre une image
de gens invisibles.
Au Japon, les laissés-pour-comptes
n'existent pas aux yeux des autres.


Persistance rétinienne
en récupérant son sac
après avoir pris en photo
une procession honorant
la grenouille.



Un bar dans un quartier chaud de Tokyo.
Lieu de passage et de rendez-vous
de ses amis du monde entier.
Dans un pays où tout est signe,
inscrit des messages codés
sur les bouteilles de saké à leur attention.



Métro. Chasse aux dormeurs
et déchiffrage des rêves :
toute une gamme d'expressions
réprimées le jour se libèrent
sur les visages assoupis.



La nuit et ses mystères
sur le tournage d'un film.
Nemo vole au passage la beauté fugace
d'une Lune phosphorescente
qu'un accessoiriste dépose
sur la ligne d'horizon.
Une Lune artificielle
plus vraie que nature.



Fulgurances de l'imaginaire japonais.
Les accessoiristes installent avec raffinement
les têtes coupées en papier mâché
pour une scène de combat
où les protagonistes, résignés au chaos,
se sont trucidés abusivement à coups de sabre.


Puis retour en métro avec les yokaï,
aussi fascinants qu'effrayants.





Okinawa
Pendant la guerre, l'île d'Okinawa
fut abandonnée par les autorités nippones
comme on sacrifie un pion au jeu de go
pour sauver la partie.
Le Shisa, lion-chien protecteur,
n'a pu empêcher le sacrifice
des insulaires pendant le débarquement
de l'armée américaine.


Songe aux suicides collectifs,
aux images de la femme de Saipan
qui se jette du haut de la falaise
avec d'autant moins d'hésitation
qu'elle se sait filmée par un reporter...




Témoignage de Jinko dans un café.
Se rendre à l'ennemi étant un déshonneur,
Jinko tua sa famille, mais fut capturé
par les américains avant d'avoir pu se donner la mort.
Plus tard, il s'est converti à la
religion chrétienne
"pour tenter
d'effacer les traces de culpabilité".




Paris, le chat et la chouette

Paris. Séance de visionnage.
Traquer les bribes de mémoire oubliées
de l'histoire collective.
Les confronter. Leur accorder un sens.
Ne pas en être indigne.
Dans son appartement aménagé en studio,
toute une panoplie technologique
fonctionne à plein régime...
sauf la sonnette d'entrée
pour ne pas être dérangé.


Nemo Lowkat vit chez un chat,
Guillaume-en-Egypte...
et improvise pour lui des airs de jazz
pendant les pauses café.
Accompagnement d'une voix surannée à la télé.
Approbation de la chouette Anabase.



Le chat et la chouette.
Tous deux étaient victimes
de croyances obscurantistes.
Le premier emmuré vivant.
La seconde clouée aux portes.
Pour conjurer, non pas le mauvais sort,
mais leur faculté embarrassante à voir dans la nuit.



Lorsqu'il ne voyage pas, le monde vient à lui :
des visiteurs
issus des quatre points cardinaux
le consultent tel un oracle.
Comme il vit à la japonaise,
les visiteurs doivent se déchausser à l'entrée.
Ils arborent
des chaussettes trouées.
Alors, pour les mettre à l'aise,
notre arpenteur exhibe ses chaussettes dépareillées.


Mais pendant l'interview, sa soif de connaissances
l'amène à poser des questions à son tour
et inverser
le cours de l'entretien.



Guinée-Bissau

Découverte d'un petit peuple africain
aux racines du vivant.
Leurs sièges sont en forme de pieds.
Leurs calices en forme de têtes.
Leurs assemblages d'os et de bois
veillent sur les morts...
Tout objet est sacré.
Ici, les corps se confondent avec la terre
et les statues avec les arbres.



A l'hôtel, tous les jours,
une jeune
Guinéenne vient faire le ménage;
ils se
comprennent par gestes.
Tous les jours, un
petit gecko mélomane
se faufile sur le mur
et ferme les yeux
en écoutant le quatuor de
Ravel.
La Guinéenne et le gecko
sont ses
seuls compagnons - muets - des semaines
passées ici... jusqu'au dernier matin
où la jeune Guinéenne apercevra
le petit
gecko et le tuera pour l'en débarasser,
croyant bien faire.



Carnaval de la Guinée-Bissau.
Pays minuscule et oublié
qui lutta si durement pour son indépendance
contre l'armée portugaise
qu'il la conduisit elle-même à se rebeller.



Les femmes du marché de Bissau
ne se laissent pas facilement filmer.
La plupart des regards
se détournent de l'objectif.



Mais l'une d'entre elles
jouera au rituel de la séduction,
frôlant ou esquivant son regard.




Paris et l'étrange Ferragus

Paris. Séance de visionnage.
La femme du marché de Bissau
lui avait adressé pour finir un regard
direct et furtif, en 1/25ème de seconde.
Le temps d'une image.
Nemo reste suspendu à ce regard
qu'il n'avait pas eu
le temps d'apercevoir.
Il l'immobilise à présent sur écran
pour en prolonger la troublante intensité.


Tout à coup, dans la pièce voisine,
une mystérieuse Eurydice apparaît sur un des moniteurs
et lance un cri d'alerte prémonitoire... en vain.


Nemo retrouve bizarrement
le chat Guillaume-en-Egypte dans le salon
alors qu'il venait
de le quitter
dans la salle de montage.

Reste un instant perplexe.
Est-ce bien le même chat ?
Lui qui a l'habitude de douter
des images
du monde retransmises sur les écrans,
voilà qu'il se met à douter de la réalité.


Ce n'était pas le chat Guillaume
qui se trouvait dans la salle de montage,
mais Ferragus, trafiquant d'images,
qui vient de subtiliser quelques bobines...


avant de disparaître dans la nuit.


Une semaine plus tard,
Nemo retrouve ses images insérées
dans des reportages bidons
ou des publicités mensongères.
Images détournées,
vidées de leur sens.


Il retrouve aussi les images qu'il avait
tournées sur le petit peuple des statues.
Images dénaturées, censurées
ou réduites à des bibelots.
Maquillage d'autant plus néfaste que la
lucarne phosphorescente du petit écran,
pour les citadins aux logements réduits,
est la seule fenêtre ouverte sur le monde.





Amérique Latine
De nouveau, il parcourt le monde
et immobilise le temps,
éternel ennemi du vivant,
avec ces parcelles d'éternité
qui prendront l'aspect d'une image.


Et chacune d'entre elles se prête
à diverses interprétations.
Comme ici, à La Havane,
où il pourrait s'agir aussi bien :
en 1955, de la fille d'un dirigeant
d'une entreprise bananière
implantée sur l'île,
qui s'exerce à l'aquarelle...



...en 1970, d'une révolutionnaire
cubaine préparant des affiches
de propagande...



... ou en 2000, d'une artiste qui
vend ses dessins aux touristes.

(Et où il est démontré qu'on peut faire
dire n'importe quoi à une image)



Nemo connaît bien Cuba.
Dans les années 30, l'oncle Anton
l'y avait emmené avec lui.
Nemo préférait alors suivre les rues
de La Havane plutôt que les cours
des frères du collège de La Salle.



Lorsqu'il y revint
après la révolution,
c'était une autre Cuba
et lui-même était un autre.
Il réunit dans une image deux destinées
rattrapées ensuite par l'Histoire ...


... l'une mourra de son asthme
parce que le blocus américain
empêchera l'importation des médicaments
- et l'autre se donnera la mort
pour ne pas tomber entre les mains
de la police du Guatemala
où elle avait rejoint la lutte armée.



Santiago du Chili.
Songe à toutes les images
entassées dans la mémoire
de ce vieux photographe ambulant.
Il en retrouvera d'autres
sur son chemin,
des vieux porteurs d'images,
à Tel-Aviv, à Leningrad, à Berlin.


Cordillère des Andes.
Réfugié une nuit dans une obscure chapelle.
Au matin, se réveille auprès
d'une Amérindienne
à la beauté un peu flétrie, certes,
mais bien conservée pour son âge,
sans doute grâce à la pureté de l'air
qu'on trouve à cette hauteur.
Avec elle aussi,
le dialogue sera court,
mais il emportera son sourire éternel.





URSS

Studios de Mosfilm.
Entre deux prises d'un film
retraçant le siège de Stalingrad.
Nemo capte dans un coin du décor
le regard intérieur d'une figurante.
Petite passagère
de la grande Histoire.



Sort du studio après avoir trinqué à la vodka
en compagnie d'une troupe de figurants
d'une Armée Rouge plus vraie que nature.


Court pour s'approcher
d'une effigie de la paix
placardée sur un gigantesque mur et,
dans un moment d'inattention nimbé d'alcool,
se met à marcher sur les murs.



Dans la brume du petit matin,
des ouvriers viennent le chercher
au sommet de l'immeuble en construction
où il s'est agrippé, saisi de vertige.



Et là encore, une mosaïque de visages,
d'échanges et d'amitiés humaines.



Des années plus tard,
il visitera - en rêve ou en réalité ? -
une autre ville soviétique ...


... fantôme et atomisée,
dont il ramènera des images
criblées de taches
sous l'effet de la radiation.